NOTE D’INTENTION
Je suis né en Haïti, de deux parents également haïtiens. C’est leur histoire qui est la chair cinématographique de ce film. Jusqu’à leurs trente ans mes parents n’ont pas connu d’autre régime politique que la dictature des Duvalier, ou alors une répétitive instabilité gouvernementale qui dure encore aujourd’hui. En novembre 1987, après trente années de dictature les premières élections libres ont lieu bon gré mal gré en Haïti. Mes parents ont fait partie des électrices et des électeurs qui s’étaient massivement déplacé.e.s pour voter, désirant un véritable changement politique. C’est d’ailleurs ce jour là que « leurs regards se sont croisés », qu’ils se sont rencontrés. L’attentat dit de la ruelle Vaillant a été orchestré pour empêcher ces élections, et museler les velléités démocratiques du peuple haïtien. Au cours de cet attentat ma mère a la présence d’esprit de se recouvrir de cadavres, ce qui lui permet d’en sortir vivante. Jean, de son côté, s’en tire en escaladant en urgence un mur. Vivants mais traumatisés à vie, cet évènement a ancré en elle la décision de fuir Haïti dès qu’elle le pourrait. Elle le fait environ cinq ans plus tard, quelques mois après m’avoir mis au monde. Elle émigre en Guyane où elle a vécu près de trente ans, et vit depuis en France hexagonale.
Ce récit a été recueilli alors que je menais un travail d’entretiens et de récits de vie pour une mise en scène de théâtre. Au fil des entretiens ma mère a aussi eu cette phrase qui m’a abasourdi: « non on avait une belle vie, c’est ton père qui a tout gâché. »
Quelle « belle vie » mon père pouvait-il avoir gâché sachant qu’ils vivaient alors sous l’une des pires dictatures du 20ème siècle ?
J’ai pris en 2019 la décision d’aller confronter cette parole, d’aller comprendre par moi-même ce qui s’était passé et qui a été tant décisif dans l’histoire de ma famille. Trouver des réponses aussi bien dans la petite que dans la grande histoire. Une fois en Haïti j’ai évidemment été déplacé: j’ai été obligé de reconnaître que beaucoup d’Haïtien.ne.s gardent une image positive de l’époque des Duvalier…ce que je ressentais mais que je ne voulais pas reconnaître chez mes parents.
Tout en étant révolté du traumatisme psychique, de l’absence de mémoire à long terme, des réflexes de terreur intégrés par tout un peuple, il a fallu que je me mette au diapason, pour espérer y saisir quelque chose.
Au sortir de ce voyage j’ai accumulé des heures de rushes tournés sur place, des photos et videos familiales, des heures d’entretiens séparés avec mes parents, ainsi que des archives impersonnelles tirées de livres, de films, de reportages au sujet des Duvalier et du massacre de la ruelle Vaillant..
Mon film une mère haïtienne, raconte l’histoire d’un fils photographe qui reçoit chez lui, le temps d’un weekend, sa mère qui l’a autrefois maltraité. Au cours de ce weekend il va la photographier et découvrir des cicatrices et des traces inscrites à même sa peau, et ces traces vont être le support d’un récit dans lequel intime, politique et trauma ne font qu’un.
Visuellement je m’inspire d’un dispositif qui existe réellement, un format vidéo que je développe « les invitations au voyage » qui proposent un regard contemplatif et de fascination sur le corps, filmé comme un paysage. Dans ces « Invitations » je cherche à créer un espace bienveillant dans lequel les modèles peuvent penser leurs corps à partir de leurs souvenirs et générer ou réparer un récit pour soi. La pensée de la résilience n’est pas loin.
Mon intention assumée est de produire un film sensible dans l’approche de ces problématiques, un film riche des possibles offerts par les agencements entre ce dispositif esthétique et l’histoire d’un fait politique en Haïti. Je souhaite aborder ces deux dimensions par la trajectoire intime d’une femme, victime de ce même fait politique.
Mes inspirations pour ce projet sont Un amour rêvé d’Arthur Gillet pour l’histoire d’amour qui ouvre sur l’histoire politique d’un pays, ainsi que son traitement poétique des documents d’archives. Nobody’s Business d’Alan Berliner m’inspire également pour le dispositif de confrontation qu’il met en place et la manière dont il mène sa double investigation, familiale et politique.
Dans une conférence TED intitulée “The danger of a single story », ces mots de Chimamanda Ngozi Adichie résument la nécessité pour moi de réaliser ce film:
Stories matter. Many stories matter.
Stories have been used to dispossess and to malign,
but stories can also used to empower and to humanize.
Stories can break the dignity of a people, but stories can also repair that broken dignity.
C’est ma forme d’artivisme. C’est la possibilité pour moi d’apposer à la « grande histoire » les récits et les imaginaires d’une femme du peuple, à la fois bourreau et victime dans la matrice politique haïtienne, comme des millions d’autres personnes.